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Ta Ouneshou
20 mai 2008

Jean Cayrol, Je vivrai l’amour des autres (1947), Seuil, « Points/roman », 1980

« On vous parle »

AU LECTEUR

Il parle.

Laissez-le parler. Il ne pourra pas dire plus qu’il ne sait, plus qu’il ne vit.

On n’entend pas sa voix dans les rues ; elle n’entre pas dans les maisons ; elle ne touche pas les cœurs. Il vous a frôlé sur le trottoir ; il vous a peut-être demandé du feu. Vous n’aimez pas son visage, sa façon d’allumer longuement sa cigarette à la vôtre. Peut-être avez-vous eu peur qu’il vous demande autre chose ? Vous ne vous souvenez plus de lui car il n’est pas le seul à avoir ce visage au crépuscule, cette démarche sombre, ce costume.

Il a une vie qui ne ressemble pas à la vôtre, en gros ; mais il ne sait pas donner la main, entrer dans un magasin, vous remercier « de toutes les bontés que vous avez eues ». Merci est une monnaie qui sonne faux dans certaines mains.

Ce fut un enfant à peine plus sauvage que vous ; il rêvait aux mêmes jeux puis à la même femme, mais ses mains n’ont connu que les murs gras, les dessins équivoques, les amis qui sifflent pour l’appeler, une famille qui fait mal aux yeux sous la lampe. Tout était froid quand il venait manger, toujours froid ; tout était pour d’autres quand il arrivait à sa place. On ne lui faisait jamais signe. Vous lui avez fait la terre impossible.

Oh ! ce n’est pas votre faute, encore moins la sienne, mais il a appris silencieusement à fuir de partout, loin de tout.

Maintenant c’est fini ; vous ne pouvez le rejoindre, partager votre chambre ou votre pain avec lui, ce pain qui met Dieu sur toutes les tables.

On ne le remarque plus là où il passe, aussi bien sur les champs de foire que sur les champs de bataille.

Il finit vos restes de vie. Il grignote.

Il est jeune comme vous, plus jeune que vous, trop jeune peut-être. Voyez-le lire ce que les autres ne lisent plus, aimer ce que les autres n’aiment plus, rêver ce que les autres ont déjà réalisé.

Il est dans l’ombre de votre vie à attendre les miettes qui tombent, mais parfois il sort de l’ombre et Dieu sait ce qu’il devient en pleine lumière.

Vous avez peur de ses mains (on ne tremble pas comme cela quand on a le cœur pur). Vous avez peur de ses lèvres (mais parle donc). Vous avez peur de son regard (vous avez vu ses prunelles toutes rouges ?). Vous croyez que ce n’est pas de cette façon qu’on est un homme. Vous n’êtes pas sûr dans ses yeux, vous vous sentez sans parole sur sa bouche. Vous êtes sale dans ses mains,

Trop tard pour s’approcher de lui et pourtant il aurait été si facile.

Vous l’avez tué, il y a bien longtemps. On en parle dans le brouillard et dans la nuit.

Il attend que le soir arrive pour croire au lendemain. Que lui avez-vous laissé ?

Il ne sait pas rire ; il est flétri comme ces fleurs qu’on trouve après le marché et que des vieilles au dos rond comme les chats ramassent sans hâte. Il tourne autour des maisons, autour des cafés, autour des femmes ; il y vient flairer ce qu’il croit la vie ; il fait si bon dormir pas trop loin d’elle, juste à côté, au cas où elle appellerait, on ne sait jamais.

Il mange furtivement, il dort furtivement ; il recherche la vie un peu partout, au hasard de ses rencontres, de ses habitudes, de ses peurs, la vie qui semble être la Vie.

Il parle.

Laissez-le parler.

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